Ils ont subi le châtiment de l’énervation, c’est à dire qu’on leur a ôté les tendons des deux jambes.
Que l’on ne s’y trompe pas, les deux personnages du tableau sont bel et bien énervés… mais au sens propre du terme! Les bandages aux pieds du premier en attestent: les deux hommes ont subi le châtiment de l’énervation, c’est à dire qu’on leur a ôté les tendons des deux jambes… Ouch, ça doit faire mal. Mais qu’ont-ils bien pu faire pour mériter ce terrible châtiment?
An de grâce 660. Clovis II, le fils du bon roi Dagobert, entreprend un pèlerinage en Terre Sainte histoire de se ressourcer un peu. En son absence, il donne les rênes du pouvoir à son fils aîné Clotaire, et il compte sur la mère de ce dernier, Bathilde, pour le remettre dans le droit chemin s’il s’aventure à faire quelques conneries.
Des conneries, justement, Clotaire va en faire pas mal, et notamment une grosse: se laissant influencer par son frère cadet, il congédie sa mère et fomente un coup d’État pour s’emparer du pouvoir. Son père, apprenant cela, rentre aussitôt au bercail pour donner une bonne leçon à ses rejetons indignes. Fils et père règlent leur différend sur le champ de bataille, et c’est finalement Clovis II qui remporte la victoire.
Encore furieux de la trahison familiale, il veut faire exécuter ses deux fils. Mais Bathilde, en mère magnanime, parvient à convaincre son époux de leur laisser la vie sauve. Elle lui glisse au creux de l’oreille le châtiment que les deux rejetons méritent: l’énervation.
« Je juge que doivent être affaiblies la force et la puissance de leur corps, puisqu’ils ont osé les employer contre le roi leur père » lui aurait-elle déclarée pour justifier cette idée. Mutilés et rendus incapables de marcher, les deux hommes sont placés sur une barque sur la Seine et dérivent au gré du courant. Leur mère laisse le soin à Dieu de décider de leur sort… L’embarcation accoste à Jumièges, pas loin de Rouen, où ils sont accueillis par les moines de l’abbaye. Ils finiront leur vie dans la prière et la repentance. Bien plus tard, leurs parents apprendront la nouvelle et donneront un petit pactole à l’abbaye de Jumièges par reconnaissance.
Bien sûr,cette légende est fondée sur des faits historiques non avérés. Il est matériellement impossible qu’une telle histoire ait eu lieu, étant donné qu’à la mort de Clovis II son fils aîné est âgé de 5 ans! Nulle trace non plus d’un quelconque pèlerinage en Terre Sainte dans les archives historiques… On peut supposer que la légende fut forgée par les moines de l’aggaye de Jumièges en personne plusieurs siècles plus tard, aux alentours du XIIe siècle, pour affirmer l’origine royale de leur richesse à une époque où on lorgnait sur leurs biens… Y ajouter un soupçon de Terre Sainte en une époque dominée par les Croisades était, on l’imagine, du meilleur effet!
Et la légende fait mouche! Aujourd’hui encore, les énervés de Jumièges sont une source d’inspiration pour nombre d’artistes et d’intellectuels. De Simone de Beauvoir qui « reste longtemps sensible à la calme horreur qu’elle évoque » à Alain Souchon qui fait un joli clin d’œil à la légende dans une de ses chansons (« Plus de nerf, la belle vie… ») en passant par Henri Troyat ou Claude Duty qui la met en scène dans un court-métrage qui vaut le coup d’œil…
Un petit poème d'Henri BeauclairLes Déliquescences
Les énervés de Jumièges
L'Horizon s'emplit De lueurs flambantes, Aux lignes tombantes Comme un Ciel de Lit. L'Horizon s'envole, Rose, Orange et Vert, Comme un coeur ouvert Qu'un relent désole. Autour du bateau Un remous clapote ; La brise tapote Son petit manteau, Et, lente, très lente En sa pâmoison, La frêle prison Va sur l'eau dolente. O Doux énervés,
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Que je vous envie Le soupçon de vie Que vous conservez ! Pas de clameur vaine, Pas un mouvement ! Un susurrement Qui bruit à peine ! Vous avez le flou Des choses fanées, Ames très vannées, Allant Dieu sait où ! Comme sur la grève, Le vent des remords, Passe, en vos yeux morts, Une fleur de rêve ! Et, toujours hanté D'un ancien Corrège, Je dis : Quand aurai-je Votre exquisité ?
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Quelle belle période ce moyen âge , tout est amour : çà donne envie d'y revenir