Soupçonnés de connivence, les journalistes ont perdu
légitimité et crédit auprès d'une opinion publique de plus en plus
méfiante. A-t-elle tort ? "Non" répondent à l'unisson, dans un style
très différent, Bruno Masure, ancien journaliste politique et
présentateur du journal télévisé et Vincent Quivy, historien et
journaliste indépendant. En 1927, Julien Benda, dans un pamphlet devenu célèbre, soutient que
"les
hommes (les clercs) dont la fonction est de défendre les valeurs
éternelles et désintéressées, comme la justice et la raison [...] ont
trahi cette fonction au profit d'intérêts pratiques". (1) Cinq ans plus tard, Paul Nizan dénonce le fourvoiement des philosophes avec la pensée bourgeoise ; Serge Halimi reprendra le flambeau dans 'Les Nouveaux Chiens de garde' pour parler de ces simulateurs, disposant aujourd'hui
"d'une maquilleuse et d'un micro plus souvent que d'une chaire" et qui servent
"les intérêts des maîtres du monde". (2) Quant à Bourdieu,
radical, il dénoncera dans son petit texte sur "L'emprise du
journalisme" les dérives démagogiques et commerciales du métier et ses
conséquences sur la littérature, la politique, la philosophie, les
sciences, etc.
Que réunissent ces colères, ces mises en garde, ces
constats accablants, si ce n'est la certitude d'une trahison, d'un
abandon de principes essentiels ? Voler au secours de l'universel,
émanciper l'intelligence, rappeler à l'ordre les journalistes se confond
avec le sauvetage d'un métier, d'une vocation, d'une profession qui
aurait mal tourné. Coulisses ou spotlights Fidèles à ce sacerdoce, Bruno Masure et Vincent Quivy
? Si le premier a la gravité d'un maître du calembour, la crédibilité
parait convenir au second qui assume avec ténacité et fracas son
indépendance.
Deux livres différents pour le même constat. Deux
figures antinomiques pour traiter des mêmes symptômes. L'un rougi par
les spots des plateaux de télévision, l'autre reconnu pour sa discrétion
; l'un reconnu pour sa bouille joviale, l'autre pour le sérieux de son
travail. 'Journaliste à la niche ?'
- comme un hommage involontaire aux toutous hargneux de Nizan - ou les
nombreuses chroniques sincères, drôles et caustiques d'un apprentissage
journalistique de Pompidou à Sarkozy. 'Profession Elkabbach'
ou le portrait au vitriol de l'intervieweur le plus célèbre de
l'Hexagone. Le premier s'attaque à un système ; le second croque une
personnalité. Masure raconte ses atermoiements ; Quivy préfère l'ombre
pour porter les vices et les vertus des notables à la lumière.
L'animateur raconte avec humour et perplexité ses souvenirs dans le
milieu, sa foire aux vanités ; l'historien, minutieux, interroge,
gratte, extirpe des vérités cachées à travers une enquête sérieuse sans rien accorder à l'empathie.
Et l'affaire n'est pas mince. Elle s'étend et couvre une grande partie
de la Cinquième République. La connivence est une histoire ancienne.
Officielle dans la "France à papa" au temps de l'ORTF, elle se justifie
aujourd'hui au nom d'un souci de proximité avec les secrets du pouvoir.
Fréquenter pour entendre et entendre pour raconter. En réalité, que
montre le visage d'Elkabbach
et les tergiversations du monde journalistique ? Une connivence
pragmatique, un amour insensé du pouvoir, le désir brûlant de s'asseoir
aux cotés des grands : Masure et la cour du Président à Solutré,
Elkabbach tendant des micros complices aux dirigeants successifs.
Deux pavés de plus dans la mareLes frasques de Bruno Masure paraissent souvent invraisemblables. Et pourtant. Les notes du journaliste ne sont pas un roman.
La
réalité dépasse largement la fiction. Nul besoin d'imagination quand
les faits sont détonants, les témoignages accablants. Si leurs propos
sont amers, les révélations sans concessions, ni Bruno Masure, ni
Vincent Quivy ne jugent pourtant le métier avec acrimonie. Expérience à
l'intérieur d'un monde à la fois mouvant et immobile. Il s'agit de
raconter, de révéler, de décrire des situations et non d'interpréter. Les deux n'ont pas l'intransigeance de Jacques-René Hébert, la plume
dans la main gauche, la guillotine dans la main droite, ni la radicalité
légitime d'Elisabeth Lévy et Philippe Cohen dans 'Notre métier a mal tourné'.
L'essai comme la chronique ne sont pas là pour accabler, mais pour
donner à penser aux lecteurs. Lecteurs convaincus d'avance des
compromissions d'un métier qui aurait vendu son âme à l'intérêt
personnel d'audience. En ces temps de remise en cause de l'indépendance
des médias, entre la réforme de l'audiovisuel public, le contrôle
économique de la presse, la confusion de l'information et les cris
inaudibles des acteurs d'une profession méprisée par l'exécutif, les
petites sauteries de Masure et l'enquête de Quivy pourraient-elles
définitivement entacher sa crédibilité ? Pas sûr…
Un même idéal Reste les optimistes pour qui les mythes et les fantasmes altèrent le jugement. Laurent Joffrin, dans son livre, n'hésite pas à défendre le métier contre ce qu'il appelle la 'Média paranoïa', incarnée par l'opinion publique.
S'il
faut admettre et dénoncer les écarts (doux euphémisme) de certains
journalistes, il s'agit de ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain. A
lui de démontrer le potentiel éthique et citoyen de ce milieu, en
opposant la doxa aux analyses et travaux des professionnels de l'information, sociologues ou chercheurs. Mais en usant également de sa propre expérience. Peu importe la
méthode. Tous ont le même objectif : assainir une profession en mal de
légitimité. Pauvre Joffrin, victime lui-même des rires compromettant et
évocateurs de la profession avec Nicolas Sarkozy lors d'une conférence
de presse. Ce même président capable d'organiser les états généraux de
la presse et qui commence son discours du 23 janvier 2009 devant toute
la profession par ces propos gênants :
"Je ne prononcerai pas la
formule rituelle, 'Chers amis', pour maintenir l'indépendance de chacun
et qu'il n'y ait pas d'ambiguïté." (3) Pas de quoi rassurer l'opinion publique.
Kiosque à journaux, (c) EveneEn définitive, le rédacteur en chef de
Libération semble plutôt mal interpréter les réserves du public au sujet de
l'indépendance de la presse. Nul poujadisme ni irrationalité (parano)
dans ces critiques. Elles ne seraient en réalité que l'expression
affectueuse et sévère du mécontentement de lecteurs et spectateurs déçus
mais fidèles, malgré tout, à ces indispensables médiateurs de
l'information. Le pouvoir aimerait maîtriser, manipuler la presse, quand
la critique publique se veut au contraire préceptrice et bienveillante.
Car c'est au nom d'une certaine idée du journalisme que le citoyen
ronchonne, se fâche. Plus il aime, plus il exige. C'est une injonction à
la hauteur, non à la disparition. Quivy et Masure l'ont compris.
Même
si le second a des raisons de passer au confessionnal, une seule cause
réunit les deux journalistes : sauver une certaine idée de la
profession. Non pas celle d'Elkabbach ou de PPDA, mais celle de Londres, Kessel, Camus ou Anne Nivat.source